Portraits chroniques
Daniel Juré a fait le portrait des pensionnaires de face, assis ou debout, parfois accompagnés d'un objet ou d'un animal qu'il leur tient à coeur de voir figurer, les mains sont croisées ou posées. Ils posent mais rien de ce qu'ils donnent à voir n'apparaît finalement sur la toile, comme si l'image était incapable de restituer une surface, comme si la peinture ne pouvait que traiter le sujet dans sa profondeur, maniant les caractères sans les dominer, sans distinguer l'accent physique du trait mental, le tic de l'expression sédimenté déjà depuis longtemps. Les appels de la vie surgissent, sans que le peintre puisse s'y attendre, des postures figées comme si de l'histoire de chacun et de sa longue vie jaillissaient par fragments, par instants, des intentions et des réactions confondus et vite retenus dans la quête attentive et inquiète du miroir qui les scrute. Comme nous sommes loin de l'imitation et proche d'une réalité enfouie et que seule la peinture est encore capable d'atteindre même si elle se glisse humblement dans les rythmes incertains des couleurs et des gestes, sans chercher à s'affirmer comme un projet esthétique.
Tout aussi régulièrement, le peintre est photographié avec son modèle et la peinture en cours retrouve sur la surface argentique toute sa primauté.
Régulièrement encore, la photographe se saisit à son tour du modèle, le même, pour donner, dans le même instantané, l'idée réelle de cet homme ou de cette femme tandis que le peintre ne touchait qu'à la nature.
Ces artistes ont un sujet qui ne leur appartient pas. Ceci arrive de plus en plus rarement dans la pratique artistique. Il ne relève pas de la hiérarchie des genres -histoire, portrait, scène de genre, paysage, nature morte-, il est regard sur l’humanité, que l’on ne peut manipuler en distinguant pour chaque figure une distinction sociale, un état de santé, une culture. L’association, ou le rassemblement, de ces figures forme un portrait de groupe et notre regard serait mal à l’aise à vouloir, pour chaque individu peint ou photographié, saisir l’instantané psychologique ou sociologique.
Voilà pourquoi devant cet ensemble, grâce à l’unité de la pose, notre regard échappe au voyeurisme de la condition humaine. Par la couleur, toujours stridente, différente, dérangeante, s’affirme une unité de champ qui renvoie chaque figure à la peinture pour ce qu’elle est. Bien sûr, ces audaces anatomiques ou chromatiques pourraient trouver une place de choix, si un critique voulait s’y attacher, du côté de la culture anglosaxonne du portrait. Pour le moment, l’essentiel est d’avoir trouvé dans ces mondes finis, humbles et puissants, que la réalité saisie par la photographie est illusion, tandis que l’illusion de la peinture est bien une réalité.
Alain Tapié,
Conservateur en chef
Musée des Beaux-Arts de Caen
2003